Le creux au ventre

InéditsLe creux au ventre

Le creux au ventre

J’ai toujours un stylo sur moi. Au cas où quelqu’un me donnerait son numéro de téléphone. Le genre que je n’ai jamais rappelé. Mais quand même, ça rassure quand on n’a rien. Je veux dire, quand je tends la main aux gens dans la rue, c’est rare mais certains voudraient m’aider on dirait. Mais comment je fais pour appeler moi ? Regarder ces chiffres l’hiver, c’est une façon de se réchauffer. C’est déjà pas mal. Ça peut passer le temps. L’hiver, le temps est long, mais l’été aussi. Au final, c’est tout pareil.
Ces toilettes, c’est là où je viens la nuit. Personne n’ose se promener dans un cimetière une fois que le soleil l’a quitté. J’y suis tranquille. Pas un seul lampadaire, il n’y a que quelques bougies posées sur des tombes, quelques lueurs sur une mer sombre. Du coin de l’œil, on croit parfois discerner des ombres fugitives, comme des loups qui s’enfuient, mais on n’y voit rien. Rien ni personne. C’est pour ça que j’ai un stylo aussi, pour suivre mes veines plus facilement quand il fait noir. Je ne suis pas con, j’en suis le tracé à la lumière du jour et c’est plus facile ensuite, quand j’ai de quoi faire. C’est comme un tatouage en somme, y a qu’à percer sur le dessin.
J’ai mon petit confort, même un petit coussin pour dormir n’importe où. Je me souviens quand j’étais gosse, les voyages en avion, j’avais toujours un coussin en forme de U qui m’aidait à bien dormir. Ben dehors, c’est tout pareil.
Dans ma poche, ce numéro, je l’ai reçu aujourd’hui. Un vieux type qui me proposait de dormir au chaud, il finit par 13 77, je peux qu’être chanceux avec ça. Certains chiffres ont la chance dans le ventre, faut y croire.
Une journée que je l’attends, ma belle.
Une journée passée à grapiller ces vingt balles. Il y a des jours où le billet tombe vite, alors je peux m’acheter à manger en plus. Il y a des jours où elle vient à moi, gratos, et là c’est la fête, on ne peut pas faire mieux. Mais les jours de dèche, j’y passe la journée à les gratter. Ce virus n’arrange rien, personne dans les rues. Le creux au ventre, j’y tremble rien que d’y repenser. Les gens ne connaissent pas cette faim-là. Ça te crève le corps tout entier, jusqu’au bout des ongles, à te ronger les yeux. C’est elle qui te dévore. Elle a l’appétit d’un ogre.
L’aiguille de la seringue est courte, je préfère. Les longues ça m’est arrivé de les péter dans mon bras. Après faut réussir à les sortir, et prier pour éviter l’infection. Avec l’état de mon corps, la crasse, ça fait peur d’imaginer que tout ce merdier puisse aller dans mes veines, mais même propre ça serait tout pareil.
Le danger, il est partout toute façon. Il ne faut pas vivre dans la peur ou alors on ne vit plus du tout.
C’est vraiment bon, à peine ça entre dedans, cette douceur, cet amour. Ça vous remplit tout entier.

Je me sens tellement bien que je pourrais parler à mon père. Je lui dirais ma vérité à moi. Je retournerais là-bas, en haut de la ville, où ils vivent encore mes vieux. Je ne sonnerais même pas, je rentrerais direct, avec un putain d’aplomb qu’il ne m’a jamais connu, le père. Et j’attaquerais sans lui laisser le temps d’en placer une. Les yeux dans les yeux que je lui parlerais. Qu’est-ce que j’étais censé faire après mon échec en médecine papa ? Je devais finir vétérinaire ? Me faire chier avec des clebs qui puent ? Fister des culs de vaches et traîner dans la boue ? Ce n’était pas pour moi tout ça, moi je voulais être médecin, comme toi. Médecin ou rien, c’est ce qu’on se disait déjà quand on se promenait au parc, je m’en souviens. Tu m’as transmis cette force, cette envie d’être un héros pour les gens. D’être respecté, d’avoir un titre, la classe quoi. Je voulais sauver des vies moi, comme toi. La mort, tu la bouffais au petit-déjeuner, combien sont-ils à te remercier aujourd’hui, vivants grâce à toi.
J’ai dû me tirer, je n’avais pas le choix, couper les ponts. Ne plus jamais vous revoir. On ne peut plus regarder personne dans les yeux avec autant de honte. Je ne méritais pas tout ce que vous avez fait pour moi, j’ai tout gâché. Fais chier. C’est dingue comme j’ai chaud. L’hiver ne peut pas m’atteindre. Un peu plus et des flammes me sortiront des mains, et je serai un super-héros, et même toi tu seras fier de moi. Papa, j’insisterais bien sur ce mot parce que je n’ai jamais réussi à le dire.
Pourquoi on fait des catelles aussi laides, pourquoi on n’a pas droit à plus de couleurs dans les chiottes publiques. A croire que c’est fait pour nous enfoncer encore. Et cette affiche-là, rencontrer moins de gens qu’elle dit. Encore ce virus, toujours, partout. On est déjà assez seul comme ça. Faut changer ça. Faut que je change ça. Voilà la neige, faut voir comment elle éclaire les allées. Si un esprit passe, il y laissera sûrement une empreinte. Peut-être que j’aurai la chance de voir un fantôme pour de vrai. Peut-être qu’il ne laisse pas d’empreinte parce qu’il vole. Y a qu’à attendre pour voir.

*

L’équipe de la société de nettoyage le retrouva au matin. Ils ne virent pas le corps tout de suite. Ils pensèrent que le local avait été vandalisé pendant la nuit. C’est en suivant le rouleau de papier déroulé sur le sol qu’ils le découvrirent. Il était couché dans une position inhumaine, comme si le coin de la pièce l’avait avalé avant de le recracher. Il y avait un oreiller jaune et noir de saleté sur lequel sa tête bleu foncé reposait. Pour le reste, il était en guenilles, un bras nu et une aiguille cassée toujours fichée dedans, une seringue à côté, quelques gouttes de sang.
On l’enterra peu de temps après dans ce même cimetière. Son nom est inscrit dans le registre des morts. Ce grand livre où à chaque ligne couverte d’encre correspond une vie entière, un cumul d’années, de joies, de douleurs et de peines, digéré sobrement en quelques lettres.
Et dans ces toilettes, où rien ne paraît plus, où on aperçoit son reflet sur les murs étincelants comme notre fantôme nous faisant face, une affiche porte encore la trace de son passage. En dessus des WC, cette affiche rouge du gouvernement avec ces deux bonhommes blancs et masqués en pictogrammes. Un avertissement complétait le dessin : « Rencontrer moins de gens ». Le mot « moins » était tracé. Sur le dessus, gravé au stylo noir, un symbole + le remplaçait.

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